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CULTURE/Livre – Mabika Kalanda et l’échec de l’édification nationale au Congo Kinshasa

De tout temps et chez tous les peuples, il existe des hommes au destin rare. Qu’il soit Bouda, Ghandi, Luther King ou Jésus-Christ, son rôle est d’être pour son peuple, le timonier, dans les temps sombres de son existence. C’est à ce genre de rôle que s’adonne Mabika Kalanda,  au moment de l’accession du Congo Kinshasa à son indépendance.

Kabongo Malu dissèque dans ses coins et recoins la pensée de ce digne fils du pays, qui, en son temps, a cherché, par la magie de la plume, à sauver le Congo de la déstabilisation. Une déstabilisation devenue une constante dans l’histoire du Congo, un mal du siècle qui fait encore rage aujourd’hui. Mais qui est Mabika Kalanda ?  Un rare nageur dans les eaux tumultueuses de l’aube de l’indépendance. Comme l’atteste Bertin Makalo Muswaswa, dès la préface, c’est « un homme d’Etat et un penseur que l’on rattache au troisième courant qui marque l’histoire de l’intelligentsia congolaise, c’est-à-dire le courant qui rejette globalement toutes les formes d’aliénation précoloniale, coloniale et postcoloniale. C’est sans doute le courant que Paulin Manwele, SJ, appelle « courant socioculturel critique », et à propos duquel il affirme qu’il est récent en philosophie africaine » (p.5.). 

Une question majeure hante l’A. dans « l’herméneutique diachronique » qu’il fait de la pensée kalandienne : « Pourquoi l’Occident a réussi à exploiter durablement l’Afrique ?». Appliquée au Congo, cette question  en appelle bien d’autres qui montrent globalement la responsabilité des élites congolaises dans la « débâcle » que connait le Congo. A ces élites, dans une large mesure,  est reproché les déficits de conscience historique comme identité largement vécue par le peuple Congolais et de conscience nationale comme base de la conscience politique nationale. 

Sans les élites et la conscience historique, le peuple sombre et devient incapable de s’autodéterminer, d’amorcer une révolution culturelle, celle qui régénère l’homme par ce qui lui est fondamental à la lumière de Mabika Kalanda, le « mental », une lueur qui fera comprendre que le changement, l’émancipation ou « l’édification nationale » est d’abord affaire du Congolais lui-même et non pas des autres. C’est à travers 7 chapitres, dans un volume à la lecture instructive, sur  420 pages que cette vérité est démontrée en long et en large.

Un principe cher à l’herméneutique stipule que pour mieux comprendre un texte, un discours, une œuvre ou une situation, il faut « se  transposer » dans ce qui est à comprendre. C’est ce que fait l’A. à travers le premier chapitre (p.p. 30-87.). Comment comprendre la « débâcle congolaise » connexe à l’asservissement chronique de l’Afrique, sans comprendre le contexte qui a prévalu à l’indépendance et prévaut encore aujourd’hui au Congo. «  Penseur de l’histoire et de la crise politique congolaise, Mabika Kalanda s’est attelé, dès l’indépendance, à noter, dénoter et connoter les évènements significatifs qui impactent la vie de la jeune nation indépendante et s’est interrogé finalement sur la lame de fond qui leur a donné naissance »( p. 30.).  De cette observation critique, il se dégage quelques grandes leçons dont la première et fondamentale est qu’on ne peut se libérer de l’asservissement et s’émanciper sans le Moteur de l’histoire nationale que sont les élites nationales nombreuses, dévouées, aimant leur pays (p. 31.).

Hommes à tout faire, les élites sont mêlées à toutes les sauces. Elles ont pour charge historique de construire la Nation et l’Etat, de détribaliser les populations, de politiser le peuple pour en faire une force nationale de résistance  aux asservissements internes et externes, bref d’apprendre à ce même peuple la liberté comme finalité de l’histoire (p. 31.). Et c’est cette liberté, une fois bien défendue, qui est la deuxième grande leçon. Sur les traces de la liberté, germe une gouvernance démocratique sincère, « laquelle s’identifie en particulier à l’effectivité, la livraison des services publics, la transparence, la participation, la primauté de l’intérêt général, bref la démocratisation de la société ». (p. 31.). 

La troisième grande leçon est que l’exploitation de l’Afrique en général, et du Congo en particulier par l’Occident est une « lutte pour l’existence » (p. 34.), une « lutte de survie » (p. 35.) savamment entretenue par la Traite négrière, la Colonisation et la Mondialisation. Qu’est-ce qui n’a pas été fait, depuis Léopold II, par la petite Belgique pour pérenniser cette lutte ? Que des machinations monstrueuses ! Mise en place d’une fausse autorité morale ; installation d’une administration coloniale locale dirigée de main de maitre par les Colons ; asservissement culturel, psychologique, politique et économique aux fins de sécuriser les bases de l’exploitation ; asservissement même spirituel, allant, grâce à l’appui des « sciences sauvages » ,  des « sciences coloniales » et du christianisme, jusqu’à effacer nos valeurs, à éliminer l’intelligentsia autochtone dépositaire des savoirs historiques indigènes ; imposition des caricatures politiques à nos chefs d’Etat obligés de s’en tenir à la Charte coloniale et à la Tutelle internationale, par lesquelles, et nos voisins, et les cosmocrates trouvent leur compte dans le pillage de nos richesses (p. 36-63.). 

Alors ! Si tel est le drame (exploitation économique, répression politique et oppression culturelle) d’un peuple dominé et  agressé après l’indépendance et actuellement par l’imposition « d’un Etat de type esclavagiste, prédateur et défaillant » (p. 57.), il faut aller en contre-offensive. Et là, l’A. en appelle à ce qui est dans son ouvrage une formule anaphorique au début de chaque chapitre : les élites nationales et leur mission idéologique d’être les artisans du changement (p.p. 63-72.). L’A. parle des Elites, et non pas des « Evolués », « ….cette petite bourgeoisie nationaliste insérée, depuis l’indépendance, dans la bourgeoisie internationale dont elle sert de relais local pour la surexploitation du Congo ! » (p. 64.). Ils ne sont pas non plus à confondre avec nos vaillants héros et martyrs de la cause congolaise que sont par exemple Simon Kimbangu et Patrice  Emery Lumumba.

Après la fin de ce premier chapitre marquée par les postulats du « Renouveau national » (p.p. 76-87.) qui en appellent globalement à une lutte populaire pour la démocratie et la souveraineté nationale , vient le deuxième chapitre (p.p. 89-116.), qui, en mettant en honneur le paradigme culturel chez Mabika Kalanda, montre « comment le peuple congolais et ses élites sont responsables de leur stagnation et asservissement «  (p. 89.). Mettant à profit les doctes recherches d’Hannah Arendt et Kwamé Nkrumah, ce chapitre ajoute que les élites congolaises sont même chargées d’enfanter idéologiquement le peuple et de le formater aux opinions politiques puissantes (p. 100.). Mais une telle mission réservée à part entière à ces élites ne peut réussir son pari que si ce peuple est modelé et remodelé dans les moules du paradigme culturel ; un paradigme qui souligne l’importance de la conscience et de l’histoire dans la vie d’un homme. 

Le Profeseur Emmanuel KABONGO MALU.

L’histoire est ce qui instaure l’homme maitre et acteur de son destin (p. 110.), tandis que la conscience est ce qui permet à l’homme de se réconcilier avec sa réalité pour apporter la paix (p.112.). Il va de soi que les deux, conscience et histoire, mises ensemble, nous donnent  la conscience historique, elle-même condition d’émergence de la conscience nationale, base de la « renaissance culturelle du Congolais pour que renaisse un homme nouveau, confiant, patriote,  propriétaire du sol et sous-sol, maitre de son destin et des institutions qui y président » (p. 115.). 

Avec le troisième chapitre (p.p. 117-150.), le chant du rossignol comme sortie du tunnel est loin d’être exécuté. Peut-on parler d’émancipation là où les leviers de l’émancipation des peuples, à savoir les élites, la conscience et l’autodétermination, ne sont pas encore réunis ? A ce propos, significative est la phrase d’Habib Bourgiba, mise en exergue : « Voilà un peuple qui s’est révélé inapte à conduire ses propres affaires et dont les dirigeants sont incapables d’assumer leurs responsabilités ! » (p. 117.). 

Dans la dynamique de la pensée de Bourgiba, il est urgent d’interpréter à nouveaux frais, les éternelles et veilles problématiques kalandiennes que sont celles relatives aux « élites nationales comme moteur exclusif de l’histoire nationale parce que représentants d’une culture  , la problématique de la conscience historique et nationale comme les énergies dynamisantes, sécurisantes et développantes de la Nation et de l’Etat ainsi que la problématique de la Culture nationale comme la colonne vertébrale sociétale, sans laquelle aucune société ne peut tenir debout ni résister aux assauts asservissants venus de l’extérieur, ni s’affirmer comme une entité humaine d’avenir » (p.117.) Il est urgent de « combattre la confusion, l’attentisme et la fatalisme » caractéristiques de notre peuple (p. 118.) ; il est urgent de bannir ce que l’historien Ndayell e-ziem appelle « la politique de trois singes » selon laquelle « le singe a bien de gros yeux, une grosse bouche et de grosses oreilles, mais le singe ne dit rien, ne voit rien et n’entend rien ! » (p. 121.) ; il est urgent de comprendre que notre malheur vient de la convoitise de nos richesses et de notre position stratégique au cœur de l’Afrique (p.p. 112-123.) ; il est urgent enfin de chercher d’autres stratégies de sauvetage car celles mises en vigueur jusqu’à présent, à savoir les différents dialogues politiques dont les cas patents ont été la Conférence Nationale Souveraine et les Accords de la Saint sylvestre, ont accouché d’une souris. 

Sommes toute, le Congo de l’avenir que nous voulons libre, uni et prospère, exige conscience de soi par le recouvrement de la mémoire historique ; reconnaissance de notre histoire nationale ; promotion des universités ouvertes aux grandes questions du moment ; unité linguistique et raffermissement de la personnalité collective (p.p. 142-150.).

Le quatrième chapitre (p.p. 151-226.) est le cri de désespoir. D’où Mabika Kalanda s’exclame : « La question des élites intellectuelles véritables pour notre pays pose d’énormes problèmes ! » (p. 151.). Qu’elles soient d’hier ou d’aujourd’hui, qu’elles soient peu nombreuses ou nombreuses, ce sont des épaves bonnes à faire la beauté des ravins, aliénées, déracinées, engluées dans la boue du tribalisme, bénéficiaires d’une formation livresque qui les éloigne des intérêts de leur Nation au profit des intérêts coloniaux (p.p. 156-160.). Elles ne jouent pas, par ailleurs, le rôle de « Centralité sociétale » qui fait qu’elles soient cette minorité qui transforme positivement la société au profit de l’intérêt général (p. 161.). Même si l’on reconnait qu’elles sont le fruit d’une politique délibérée d’infériorisation entretenue par le Colonisateur, elles sont responsables de moult dérives dont la politique du ventre, la mégestion arrosée par la corruption et l’extraversion de l’économie nationale, la corruption de la justice, la dictature au sommet de l’Etat sous Mobutu et Kabila Junior, et la confiscation de l’enseignement universitaire au profit de la politique, etc. 

Il est clair que pareilles dérives ont été favorisées par l’ex-puissance coloniale qui a fait de nos élites les valets d’un ordre oppresseur. Face à ces dérives, il urge pour l’A., dans la perspective kalandienne, de former nos élites, avec une attention privilégiée sur les jeunes. Il importe de montrer aux jeunes que le monde actuel, à travers les échanges internationaux, n’est pas un monde de solidarité clanique, mais de calcul et d’intérêt (p.p. 208-209.). 

Les nouvelles élites doivent « opérer des ruptures pour un réajustement culturel, voire une modernisation de leurs mentalités » (p. 209.). Elles doivent exhorter les jeunes à une remise en question générale de l’héritage ancestral et des aliénations issues de la colonisation ; aussi «  éveiller chez les jeunes le sens  de l’histoire et des consensus sociétaux qui en découlent » (p.210.). Et puisque ces élites « doivent prendre en mains le destin de la société et de leurs compatriotes, et que, de ce fait, elles se doivent d’être dotées de têtes bien faites pour éviter le chaos dans la société » (p.211.), il leur incombe en outre de véhiculer la vérité comme suc purificateur de l’économie, de la politique et de la culture ; une vérité qui humanise le peuple en l’armant d’amour patriotique, de courage, de sacrifice, d’idéaux de la liberté et de la justice qui ont fait des héros et martyrs de l’indépendance de grands hommes (p. 215.). 

Les nouvelles élites sont vraiment un trésor pour la Nation. Elles combattent la politique de valet et de perpétuelle main tendue (p.215.). Non jouisseuses, matérialistes et épicuriennes, elles forment le peuple selon la loi nietzschéenne de 3 métamorphoses : esprit chameau, celui de l’homme, qui gobe tout sans critique ; esprit lion, celui de l’homme qui se révolte ; esprit enfant celui d’un homme, qui  libéré des préjugés du monde et sur le monde, devient créateur d’un monde nouveau où il fait bon vivre (p.p. 216-220.). 

C’est tout ce bagage qui assure la grandeur de l’homme dans la perspective kalandienne. Les trois chapitres qui suivent, à savoir le cinquième (p.p. 227-275.) , le sixième (p.p. 277-337.) et le septième (p.p. 339-411.) tournent autour du pot et n’apportent pas grand-chose à la défense et à l’illustration des thèses de l’A. dans la perspective kalandienne. Plus précisément, il faut en retenir ceci : 

  • Parlant du  déficit de la conscience historique au Congo Kinshasa, le cinquième chapitre montre l’échec des différents dialogues nationaux n’ayant été que des occasions ratées pour l’édification nationale ; 
  • Toujours à cause du même déficit ayant conséquemment entrainé le déficit de la conscience nationale, l’A. déplore au sixième chapitre l’hétéronomie de la conscience politique et l’extraversion matérielle par l’économie et la perturbation de l’émergence d’une culture nationale depuis Léopold II et la deuxième guerre mondiale, ayant aggravé par la guerre froide l’impérialisme au pays ;
  • Le septième chapitre déplore enfin la non émergence d’une classe moyenne au Congo Kinshasa à cause d’une économie coloniale et post coloniale entrainant la prédation et l’appauvrissement des masses congolaises.           

             
Concluons ce compte rendu. En un style limpide et envoutant, défait de fautes courantes liées à la syntaxe et à la stylistique, l’A. place le Congolais devant ses responsabilités et met sur ses lèvres ces mots d’une chanson bien connue de John Littleton : «  Va plus loin. Va plus loin. Même si tu te crois arrivé. Va plus loin. Va plus loin. Le voyage est à peine commencé. Et la route est encore longue ». Platon avant de mourir disait : « Tout ce que j’ai dit n’est pas tout ce qu’il y a à dire ».  Kabongo Malu n’a pas tout dit, mais il a dit l’essentiel, il a rappelé à l’élite congolaise son rôle d’être le « moteur de l’histoire », le secret de la réussite dans la lutte effrénée pour l’avènement d’un Congo nouveau et libre de tout entrave sur les plans politique, économique et culturel. 

Du reste, dans la farandole du progrès, tenons-nous, main dans la main pour qu’advienne cette oasis de paix, d’espoir et de recréation appelée de tous ses vœux pour Kabongo Malu, le philosophe et le prophète pour  notre temps dans l’épitomé qu’il a fait  de l’ouvrage de Mabika Kalanda.

Mabika Kalanda et l'échec de l'édification nationale au Congo Kinshasa: Elites, conscience et autodétermination, L’ HARMATTAN, PARIS, 2020, 420 P.

Par Ernest BULA Kalekangudu, 
Diplômé d’Etudes Supérieures en Philosophie

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